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Fauteuil de jardin

5 décembre 2007

G A L U M E T

     "Tiens, Galumet recommence son cirque !"

     En bas de la rue Saint-Léger, sur le quai sans barrière, une bande de gosses entourait le pauvre gars qui dansait les mains au ciel en pivotant sur des jambes qu'on devinait squelettiques à travers un pantalon trop large.

   Galumet... Le cercle d'intellectuels présidé par l'agent Général d'Assurances du village s'interrogeait interminablement sur l'origine de ce nom. On hésitait.

   Etait-ce une déformation de "galuet" qui désigne chez nous un homme malicieux et rusé ?

N'était-ce pas d'aventure un dérivé de calumet - forme normande de chalumeau - qui établit un judicieux rapport avec la danse d'indien à laquelle cet énergumène avait coutume de se livrer en public ?

Enfin les plus classiques chercheurs s'en remettaient à l'état civil et préféraient l'origine toute bête de l'acte de naissance : c'était sûrement le gars Lumet... L'ennui, c'est que dans le bourg et alentour, des Lumet il n'y en avait point.

     Mais après tout, lui, il se reconnaissait dans ce patronyme et dans le pays quand vous disiez Galumet, tout le monde savait de qui vous parliez.

     Il était arrivé là un matin brumeux de septembre 1951. On disait que ses parents étaient morts sous les décombres de leur maison bombardée lors de la terrible semaine rouge de Rouen.

D'abord il avait loué ses bras aux liniers belges du Pays de Caux, puis le manque de travail ou de courage l'avait poussé vers la côte. Mais il gardait la nostalgie de la terre. Des paysans l'avaient vu, en Mai, assis au beau milieu d'un champ de cossards. On avait aussi aperçu son feutre défraîchi à la surface des vagues ondulantes de lin bleu du coté de Saint-Riquier.

    Son logement, selon ses dires, il l'avait creusé dans la falaise de ses propres mains. Il habitait là, face à la mer, dans une grotte qu'il fermait en entassant le bois récupéré sur la grève. Des "échoues" drossées sur les galets qu'il tirait en s'attelant comme une bête jusqu'à son repaire. Ces planches, ces bastaings arrachés aux bateaux ou aux épaves par les tempêtes lui permettaient de dresser des barricades à l'entrée de son trou pour freiner l'élan des marées d'équinoxe, le protéger du vent ou l'isoler du monde.

    Son "cirque", c'était cette étrange valse lente à la manière des derviches, qu'il effectuait au bord du bassin. Le jeu pour les enfants consistait à répéter tous ses gestes. Une colonne se formait ainsi derrière lui. Galumet avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de cet exercice. Pour provoquer les rires, il multipliait les gestes inattendus qui laissaient ses petits imitateurs dans l'embarras. Lorsque subitement il choissisait d'emprunter la margelle du quai, on voyait les mères terrorisées, en un instant, agripper leur progéniture par la manche ou la capuche. Il est vrai qu'à marée basse, le bord du quai domine la vase de dix bons mètres. Seuls quelques adolescents hilares relevaient le défi.

    Les enfants, ce n'est pas qu'il les aimait. D'ailleurs il ne les détestait pas non plus. Au fond, il les savait cruels. Il avait bien conscience que le moment de gaieté qu'il partageait avec eux était fragile. Un geste trop brusque de sa part, un regard trop dur et c'étaient des larmes. Prudent et cabotin, il s'arrangeait donc pour rompre brutalement le jeu au plus fort du plaisir. C'était son pouvoir. Il ne s'en privait pas. Il ramassait son chapeau mou et empruntait le chemin du phare sans se retourner. Il avait raison ; les gamins étaient déjà occupés à autre chose.

     Il survivait grâce à la mer. Pour manger, il n'avait que la rocaille. Quand le temps était clément, il s'en allait au "fouene". Il attrapait d'une main les deux bâtons de coudrier et de l'autre soulevait la pierre sous laquelle, à une vitesse incroyable, il glissait le filet pour piéger les bouquets, les étrilles ou les homards.

     Quand il y avait du boulis, il arpentait la grève pour le bois ou ramassait des vigneaux.

     Sa montre, c'étaient les marées. Ainsi traversait-il le village à des heures toujours décalées.

     "Qué qu't'as péqué ?" lui criait-on quand on l'apercevait dans son grand ciré jaune maintenu par un cordage goudronné, tous les deux sans doute trouvés au pied de la falaise. Il portait sur le dos et en bandoulière un cageot à légumes à hauts bords dans lequel il avait disposé un chapeau de feutre détrempé. C'est là qu'agonisaient lentement et dans l'humidité les quelques crustacés recouverts de varech qu'il allait proposer aux restaurateurs locaux.

     S'il ne trouvait pas preneur, il s'en retournait dans les rochers où il disposait les bêtes dans des trous connus de lui seul pour les reprendre bien vivants lors d'une autre marée quand les commandes afflueraient. Les vigneaux, il savait d'expérience qu'il ne pourrait les vendre aux professionnels, aussi se tournait-il vers les touristes : les parisiens... Pour eux, il ne se privait pas de mêler quelques "madeleines" dans le lot, plus faciles à pêcher et aux vertus laxatives reconnues.

     Quand la vente était bonne, il s'arrêtait à "L'Escale", le bar du port, rue des Pénitents, pour y avaler une goutte. Puis il achetait quelques bouteilles de vin blanc sec qui remplaçaient illico les crevettes dans le fond du cageot.

     Les rares jours de canicule, il multipliait ses prestations sportives au bord du bassin. Si près, qu'un jour, il tomba dans le port tout habillé. Au milieu des rires quelques mains se tendirent pour le sortir de là.

     Un soir cependant, un enfant d'estivant disparut. Il fut retrouvé fort tard dans la grotte, sain et sauf. Une vilaine rumeur se répandit dans le pays. Galumet, entendu par les gendarmes fut mis bien vite hors de cause.

    Mais au fil des jours, la meute des gamins qui l'accompagnait dans sa danse rituelle se fit moins nombreuse. Et bientôt il dansa seul.

    Les grandes marées étaient là. On ne le voyait plus. Les enfants pêchaient l'éperlan au bord du bassin. Par grands coefficients le niveau de l'eau baisse rapidement. Au milieu du port un gosse aperçut un doigt qui crevait la surface. Puis une main inerte émergea toute entière. L'autre suivit aussitôt. Elles étaient tendues vers le ciel.

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